mardi 11 janvier 2011

L'avocat du diable et le chercheur de Dieu

Égaré dans la Provence de Giono, quelque part entre Sisteron et Manosque, Ganagobie est l'une de ces solitudes somptueuses qu'affectionnent les bénédictins. Haute terrasse dominant, sur une rive de la Durance, la chaîne des Alpes du Sud, cette « île dans le ciel » ne se laisse pas aisément aborder : à pied, on y accède par de vieux chemins pentus recouverts de pins, de chênes verts, de genêts, de lavandes et de thyms ; en voiture, il faut se hasarder sur une route étroite zigzaguant entre les rocailles. Une fois au sommet, toutefois, c'est comme un avant-goût du paradis. Une impression de paix enveloppe ce lieu où, depuis près de mille ans, des moines chrétiens ont planté leurs pénates. D'ailleurs, les visiteurs venus y prendre un bol d'air mystique ont toujours le même saisissement : l'ordre prévaut sur le désordre, le silence sur le bruit, la beauté sur la laideur, la gratuité sur l'efficacité, le respect sur la désinvolture. Ce climat apaisé rejaillit aussi sur la nature environnante qui paraît spiritualisée comme si ces hommes de Dieu célébraient avec la Création des noces amoureuses.
Aujourd'hui, une communauté de douze moines perpétue cette vieille présence. On aperçoit parfois leurs silhouettes encapuchonnées dans les allées du parc où ils déambulent un chapelet à la main. On les voit aussi dans le chœur de l'église romane, attenante au monastère, où, sept fois par jour, ils psalmodient du grégorien et rendent grâce à Dieu. La plupart du temps, cependant, ils vivent retranchés des regards derrière une clôture qui crée entre eux et nous une distance source de mystère, mais aussi d'attirance. Car ces vies passées dans la quête de l'essentiel exercent une vraie fascination. N'eût été un goût incorrigible pour les cotillons, j'aurais moi-même aimé m'affubler d'une bure et partager l'absolu de leurs vies. Dans un mouvement empreint d'héroïsme, ces hommes ont renoncé à tout ce qui nous fait courir – pouvoir, réussite, argent, sexualité, etc. – pour assouvir une aspiration mystique et s'adonner à leur amour de Dieu. Avec une vaillance quasi chevaleresque, ils ont quitté le monde et ses illusions, se sont délestés de tout ce qui entrave pour accomplir le voyage intérieur.
Abbé émérite du monastère bénédictin de Ganagobie, Dom Michel Pascal est l'un d'entre eux. Sa jovialité m'avait frappé lors d'un premier séjour à l'abbaye. En outre, étant moine depuis cinquante ans, il connaissait bien son sujet... C'est donc à lui que, comme jeune éditeur captivé par ces vocations, j'avais proposé la rédaction d'un livre sur le sens de la vie monastique. Sa réponse fut aussi enthousiaste que résolue : « Avec grand plaisir, Charles, mais sous la forme d'un entretien avec toi. Je m'occuperai des réponses, tu auras la primeur et la fraîcheur des questions ». Dont acte : après moultes péripéties imputables aux intempéries et à l'isolement du monastère, me voici à Ganagobie. Le froid de décembre a recouvert le plateau d'une couche de neige qui renforce la magie du lieu. Après que le frère François, en charge de l'hôtellerie, m'a donné une chambre aux allures spartiates, les autres hôtes et moi sommes conduits au réfectoire. A l'entrée, le père abbé, comme il le fait pour tous les nouveaux venus, lave mes mains en signe d'hospitalité. Puis le souper est pris dans le silence. La seule parole qui retentit dans la salle du XIIIe siècle où se tiennent les repas est celle du frère Bruno qui donne recto tono, c'est-à-dire d'une voix égale pour ne pas imprimer sa subjectivité, une lecture religieuse à la communauté.
A la sortie du réfectoire, Dom Michel vient à ma rencontre. Après m'avoir donné l'accolade bénédictine, il me conduit dans une petite pièce d'apparence médiévale, disposée autour d'une vieille cheminée, qui jouxte la salle des coules où les moines revêtent leurs habits avant l'office. C'est là, me dit-il, que se tiendront nos entretiens. Avec une confiance fabuleuse, il me confie aussi les clés de la clôture. Geste hautement symbolique qui signe mon acceptation par la communauté. Pendant quinze jours, privilège inouï, j'ai pu ainsi déambuler dans le monastère, aller et venir librement. Les moines m'ont donné leur bénédiction pour que je franchisse la clôture à ma guise.
Réveil à 4h30 le lendemain pour les Vigiles. Dehors, il fait un froid sibérien, le ciel est perforé d'étoiles. A ce premier office du jour, les voix des frères ne sont pas encore très assurées, leurs louanges sont comme embrumées par le rêve. C'est l'office le plus émouvant avec celui des Complies, le soir avant le grand silence, quand la communauté quitte le chœur, forme un cercle autour de la statue de la Vierge et entonne un Salve Regina avec des trémolos dans la voix, comme si cette figure féminine leur rappelait leurs mamans. A dix heures, je retrouve Dom Michel et son regard d'archange dans la salle qui nous est affectée. Dès cette première séance, tandis que nous sommes un peu empêtrés par la timidité, il brise la glace. « Es-tu un ennemi de l'alcool ? », me demande-t-il avant de sortir une bouteille de pastis dissimulée sous sa bure... Les deux semaines d'entretiens furent à l'avenant : quinze jours de bonheur (et de verres de l'amitié...) partagés. Grappillés sur les offices, rythmés au son de la cloche, ces échanges à bâtons rompus se sont déroulés avec une joie sans mélange. Dom Michel a illuminé mon séjour de ce sourire radieux qui plane sur chacune des pages de ce livre. Le Nom de la Rose, dont l'intrigue tourne autour du rire interdit, a répandu l'idée que le monastère était triste comme une pluie de novembre ; jamais pourtant je n'ai vu d'endroit où la joie rayonnait avec une telle intensité. Les moines sont des hommes heureux. Et il n'y a qu'à constater le nombre de fois, dans le livre, où Dom Michel a recours aux adjectifs « fabuleux », « sidérant », « prodigieux », etc. pour mesurer combien ils promènent sur le monde un regard de louange, d'émerveillement et d'admiration.
Après que le pastis et l'Esprit saint nous aient mis en verve..., Dom Michel annonce la couleur : « Ton rôle pendant ces entretiens, Charles, sera d'être l'avocat du diable ». De fait, j'étais venu bardé de citations et de références, avec la ferme intention de le pousser dans ses derniers retranchements par les questions les plus délicates, voire les plus insolentes : les moines sont-ils névrosés ? Le monastère est-il un refuge pour les inadaptés sociaux ? Comment recycle-t-on ses pulsions sexuelles ? Qu'en est-il de l'homosexualité ? Un moine peut-il perdre la foi ? Comment gère-t-il les tensions fraternelles ? Comment peut-on être libre et enfermé ? Avec une incroyable liberté de ton et sa force tranquille, Dom Michel n'a rien esquivé. Il concluait chacun de nos échanges par cette question rituelle, signe de son humilité : « Tu es sûr que j'ai bien répondu ? ». Armé de sa Bible, de la règle de Benoit et de sa longue expérience monastique, il a joué le jeu, répondu du fond de son cœur et ses paroles coulaient comme du miel. Le lecteur jugera qui, de l'avocat du diable ou du chercheur de Dieu, a emporté la mise …
A quoi servent les moines ?, c'est à la fois une initiation à la vie monastique, un livre de spiritualité et une immersion dans l'univers d'un homme de Dieu qui croise les anges et le diable comme nous avisons nos voisins... C'est aussi une réflexion sur l'« utilité » des moines dans le monde contemporain. A quoi servent-ils ? Méprisent-ils le monde ? Pourquoi l'ont-ils quitté ? Comment est-il présent dans leurs pensées ? Quel regard portent-ils sur lui ? Que lui ont-ils apporté hier ? Que peuvent-ils lui apporter demain ? Puisse ce livre toucher un public plus large que celui des seuls croyants. Car le monde a besoin du rayonnement monastique. Dom Michel Pascal l'affirme avec force dans ces pages : « Nous avons bien conscience d'être tranquillement subversifs. Contre une société de consommation qui abreuve les gens de hochets, nous avons fait le choix de la pauvreté évangélique. Contre la course au profit, nous nous efforçons de vivre la gratuité. Contre une civilisation du plaisir à outrance, nous choisissons la chasteté. Dans une société qui oblige chacun à choisir sa propre loi et conteste toute forme d'autorité, nous vivons l'obéissance. Contre une société en mouvement permanent, pour ne pas dire en dérive, nous vouons la stabilité ». Ainsi, dans une époque emportée par la vitesse, le mercantilisme, les paroles creuses et les excès en tous genres, la vie monastique est un éloge de la lenteur, du don de soi, de l'inactuel, du silence et de la tempérance. Elle est aussi une invitation à refonder nos vies autour de ces valeurs cardinales parfois un peu oubliées : le sens de la transcendance, de la gratuité et de l'oubli de soi.
Je tiens à exprimer mes remerciements à Dom Michel Pascal et à toute la communauté de Ganagobie de nous avoir ouverts leurs portes et leurs cœurs, et permis d'entrer ainsi dans le mystère de leurs existences de chercheurs de Dieu.

Charles Wright